Le commerce de la rébellion

Le capitalisme mute sans cesse pour s’adapter et survivre. Un bon exemple peut en être donné par sa récupération des idéaux de la contre-culture, décrite par Thomas Frank en 1997 dans The Conquest of Cool : Business Culture, Counterculture and the Rise of Hip Consumerism. Selon l’auteur, on assiste depuis les années 60 à l’émergence d’un « marketing de la libération », qui vise à vendre des objets symbolisant la désaffection du système même qui les met en vente.

Les Beatniks étaient de fins observateurs

Partons de l’idée suivante : les maux de la société occidentale de masse ont fait l’objet d’une description claire dans le monde de l’après-guerre. Les artisans de la contre-culture ont en effet accusé le conformisme de ronger le quotidien des individus, les installant dans une existence minutieuse où la bureaucratie, l’organisation névrotique, la hiérarchisation des rapports sociaux, l’homogénéité des styles de vie et le logocentrisme épuisent leur élan vital.

A la source du diagnostic, on trouve évidemment la Beat Generation, le mouvement punk, les skinheads. « Le puritanisme sexuel, voilà l’ennemi ! » dit Ginsberg-Gambetta à l’Assemblée jeune et remontée qui l’écoute ; mais aussi, ajoute-t-il, la domination culturelle de la bourgeoisie et la famille nucléaire patriarcale et blanche au grand complet qui sourit en allant à la messe le dimanche. En un mot, le repoussoir correspond à l’ordre moral des années 1950, celui de Mad Men et des publicités dérangeantes (« Offrez-lui le Noël de ses rêves avec l’aspirateur Hoover »).

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Alors, le désir frénétique de liberté veut tout envoyer valdinguer ; paradoxalement, il exige que chacun fasse l’exact opposé de ce qui lui est demandé. Aux oubliettes, la conformité ; place à l’originalité de chacun. Sous le tapis, l’abnégation et le respect des conventions ; voici venir la gratification immédiate, la désinhibition, la libido émancipée. Jerry Rubin, hippie sans ambages, écrivait dans son manifeste libertaire Do It (1970) :

« Amerika says : Don’t ! The yippis say : Do it ! »,

ce qui a le mérite de la clarté.

Soyez vous-mêmes, vous dit une chaîne du service public

Chose amusante : à partir des années 80, Jerry Rubin a muté en fervent militant reaganien et homme d’affaires astucieux. Flairant la soupe mieux que quiconque, il a fait partie des premiers investisseurs d’Apple, dont la première publicité, diffusée pendant la séance de 1984 du Super Bowl est une icône du genre : une jeune femme blonde et athlétique lance une énorme masse contre l’écran géant sur lequel Big Brother ressassait son pitch éternel à des ouailles attentives et identiques. La voix off annonce : « Le 24 janvier prochain, Apple présentera son ordinateur Macintosh. Voilà pourquoi 1984 ne ressemblera pas à 1984. » Le schéma explose : l’ordinateur nous rendra libre.

Frank écrit en 1997 : à l’époque, les slogans publicitaires sont clairs. La télévision, chaque centimètre carré des couloirs du métro font l’éloge d’une myriade de produits grâce auxquels je pourrai manifester au monde ma capacité transgressive. Les jeunes et les moins jeunes sont possédés par les rythmes de Jimi Hendrix et les romans de Jack Kerouac, mais ceux-là sont repris par les encarts colorés et les spots vidéos : les fabricants d’huiles essentielles hors de prix célèbrent les cultures indigènes ; Nike et Gap, dont la surexploitation d’adolescents en Asie n’est plus à prouver, se présentent comme avant-gardistes et révolutionnaires. William S. Burroughs, auteur du Festin Nu et figure iconique de la Beat Generation, apparaît dans une publicité pour Nike, expliquant que :

« le but de la technologie n’est pas de déstabiliser l’esprit, mais de servir le corps ».

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La transgression, c’est plus ce que c’était

Dans les années 50, Burroughs, toxicomane et ouvertement homosexuel, était terriblement transgressif. Pourtant, quand le beatnik prête sa voix et son image à la marque, il manifeste bien que le capitalisme l’a rattrapé, et l’a récupéré. Il n’est plus subversif, mais il n’est pas un vendu non plus : entre ses vieilles aspirations enthousiastes et les slogans des années 90, il n’y a plus grande dissonance. Il est devenu l’idéologue respecté de ceux qui ne se reconnaissent ni dieux ni maîtres.  Les valeurs qu’il moquait sont devenues tout à fait minoritaires.

Pour mesurer la pénétration par ces idées du monde des affaires dans son ensemble, ouvrons maintenant Le Chaos management, le best-seller économique de Tom Peters, qui fut le plus grand business writer états-uniens des années 80 : il y reprend les mêmes injonctions. La sagesse des vieux hommes d’affaires est obsolète, les coutumes sont ridicules et les règles doivent être brisées. Quand il intitule un chapitre « Révolution ! », il entend la même chose qu’Elvis et les Rolling Stones, c’est-à-dire : « voici comment emmerder au mieux les cadres en costard ».  Robespierre de la routine, Peters demande :

« Qu’avez-vous changé récemment ? » ; « Changez-vous suffisamment vite ? » ; « Vos objectifs de changement sont-ils suffisamment audacieux ? »

Le management et la publicité vibrent donc du même antinomianisme (l’idée que l’absence de règles est bénéfique et donc préférable), ce qui correspond clairement à l’idéologie contraculturelle des années 50. En somme, le capitalisme a récupéré la dissidence, qu’il marchande désormais. Vous voulez embarquer vers l’inconnu pour trouver du nouveau ? La Ford Explorer est faite pour vous.

Dernier clou dans le mur : jetons un coup d’œil à quelques slogans des années 90 :

Burger KingSometimes You’ve Gotta Break The Rules

Hugo BossDon’t Imitate, Innovate

En Route pour l’AventureOn ne Résiste pas à l’Appel du Banga

Levi’s, les clips musicaux avec Brad Pitt ou Nick Kamen.

Apple – Think Different

Vous avez l’idée. Pour résumer, le capitalisme s’est joué de nous. Il a parfaitement intégré les revendications de la contre-culture. Or, la société de consommation étant une société d’échange de signes, elle capitalise sur les aspirations rebelles des jeunes (et moins jeunes) pour leur vendre des tas d’objets qui signifient leur désaffection d’un système socio-économique qui était celui des années 50, mais qui est aujourd’hui dépassé. Mal informés, les individus alimentent une machine aussi conformiste que celle qu’ils croient critiquer en achetant des coffrets collectors des Sex Pistols.

Pour aller plus loin, on peut constater que la société de consommation exaspère le “désir mimétique”, selon les mots de René Girard, c’est-à-dire qu’elle donne à tous envie d’avoir ce qu’a autrui : la télévision, notamment, me présente toujours plus de modèles à admirer et à envier. Je veux être aussi cool que Brad Pitt ? Ce jean Levi’s m’y aidera sans aucun doute. Mais plus les modèles sont nombreux, mieux je peux constater que j’en suis loin. Les femmes ne s’arrachent pas ma vertu, et puis le jean me fait des grosses fesses – à la poubelle. Mais l’année suivante, le nouveau clip prouve qu’ils ont retravaillé le 501, ever ancient and ever new : je le prends, d’ailleurs j’ai maigri. Ce mécanisme du désir mimétique a été longuement étudié par Girard, dont je vous conseille par exemple les chapitres 2 et 3 des Origines de la Culture, sans pour autant prétendre être votre chef.

Une question, pour finir. Frank, j’ai insisté là-dessus, écrit en 1997 et sa critique est ciselée pour son époque : il était visible à l’oeil nu que le capitalisme avait récupéré les idéaux de la contre-culture. Cette critique est-elle aussi pertinente aujourd’hui qu’hier ? A titre personnel, il me semble que l’idéologie de notre décennie, en Occident, est plutôt un mélange de la précédente et d’une autre qui dit « YOLO, rien n’a d’importance hormis mon développement personnel », parce que les icônes mercantiles sont plus que jamais celles de la musique et du divertissement. Ceux qui possèdent la plus grande audience auprès des jeunes ne semblent pas d’abord revendiquer l’éradication d’un système puritain et autoritaire ; ils semblent plutôt promouvoir l’accomplissement individuel et la création de besoins artificiels, sans conscience d’appartenance à une classe solidaire. Girls de Lena Dunham ou The Big Bang Theory, pour ne citer que des séries à l’audimat colossal, sont tout à fait dénuées de messages politiques révolutionnaires, et l’existence de leurs protagonistes semble plus vaine que celle des idéalistes de Kerouac.

Je me rends compte que ça sonne un peu vieux con, alors j’espère être contredit. Lâchez vos coms.

Bruno de L.

8 réflexions sur “Le commerce de la rébellion

  1. Bon article ! En effet, le capitalisme est d’autant plus puissant et d’autant plus pervers qu’il parvient à s’emparer de toutes les forces symboliques. On pourrait même citer les terroristes communistes des 70’s comme finalement récupérés, dans leurs figure mythique des contre-héros violents et humiliés, par l’usine capitaliste à formater le sens sémiologique : j’ai nommé la publicité, j’ai nommé le cinéma (au moins celui de l’industrie culturelle). L’envie de faire exploser des banques ou de commettre des meurtres finit par diminuer, lorsque l’on sait que cela sera utilisé dans moins de 6 mois pour vendre des T-Shirts…. ou du Destop.

    Cependant, la conclusion sur la génération « jeune »/ »contre-culture » actuelle me semble erronée, en tout cas simplificatrice. Je ne crois pas que « l’idéologie de notre décennie » soit « rien ne compte hormis mon développement personnel ». Cela me semble un peu plus complexe que cela. D’ailleurs votre comparaison entre Kerouac et The Big Bang Theory est un peu à la mords-moi-le-noeud, si vous permettez l’expression. Les ventes de Sur la Route ont quadruplées depuis 1991, et bien que Kerouac ait joui d’une assez importante exposition médiatique durant son vivant – moins que Ginsberg ou Leary cpdt – , il est mort dans la misère, en vivant tjs chez sa maman. Nous ne sommes donc pas en face du même type de produit culturel que The Big Bang Theory, caractéristique de l’industrie culturelle, déterminé pour plaire au plus grand nombre par des producteurs, donc nécessairement sans revendication culturelle. La comparaison me semble plus juste et plus révélatrice si elle est faite avec, disons, Brest Easton Ellis et Irvine Welsh pour la génération X… et Thomas Pynchon et Kathy Acker pour la génération Y. Il faudrait caser W.F. Wallace et Don Dellilo quelque part entre les deux.

    Bon, pour faire vite afin de ne pas écrire un indigeste pavé, je dirais que cette comparaison permet de donner deux attributs à notre génération : elle est post-moderne et pragmatique. C’est-à-dire, que certes, elle n’a plus l’idéalisme d’un Kerouac, comme vous le dites, et c’est assez compréhensible lorsque l’on voit que les soixante-huitards sont devenus psychologues cokés et cyniques dans le XVIème. Elle ne croit plus en des discours englobants et totalisants, qu’ils soient positivistes, hégéliens ou marxistes ; et les gourous bouddhistes de type Ginsbergien ont perdu de leur attrait. Mais cette prétendue absence de revendication est d’autant plus forte qu’elle est en elle-même une revendication qui ne dit pas son nom. Elle est d’autant plus destructrice que son absence (ou au contraire, sa multiplicité) de symboles empêche partiellement une trop grande reprise capitaliste. Elle permet déjà l’abolition partielle et tranquille de structures sociales surannées, en valorisant l’identité personnellement construite sur le genre, la famille composée, choisie et protéiforme sur celle nucléaire et imposée la société civile sur le gouvernement des partis. Soyez certains que ce cynisme naïf change déjà l’ordre social à venir

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  2. Mais il y a t’il quoi que ce soit de surprenant à cela? tout s’échange: les biens, les idées, les courants culturel, et une société basée sur l »échange ne peut que se nourrir de nouveauté, et tout peut-être une nouveauté échangeable, avec son lot de biens, de pensés, d’objets culturels et de messages. Ça créer du contenu, et le contenu s’échange. Personne ne contrôle cette forme sociétale qu’est le capitalisme (je trouve ça un peu simpliste, et franchement ridicule de personnifier un état sociétal avec des « le capitalisme s’est joué de nous » comme si un gros méchant nous voulant du mal venait de nous prendre dans son filé), de certain en profite bien plus que d’autres, et d’autres en influe les rouages bien plus que certain, mais dans un échange, plus il y a de monde plus il y a de profits, et dans un société sans frontière, personne ne peut ce marginaliser, tant qu’il se fait voir (et l’on veux souvent ce faire voire du monde, prouver que l’on existe, etc) et rien que ça, ça créer du contenu pouvant s’échanger à tout va, et quand quelque choses s’échange c’est que s’est devenue du capital.
    Pour en sortir vraiment, et bien il faut savoir faire ses bagages, couper le cordon, et ce dire que l’on ne fasse plus d’échange de capitale, ou chacun vit de ce qu’il fait, en échangeant ce qu’il fait contre d’autre chose que d’autre font par le vecteur de l’argent.

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    • Je suis étonné de ne pas trouver le/les mot(s) « (néo)(ultra)libéralisme » dans l’article. Le capitalisme est présenté ici comme massif et toujours égal à lui-même au moins pour le second XXeme siècle ; or il me semble y avoir une rupture, ou tout du moins une accélération, autour des années 80. Certes, des publicitaires habiles ont pu savoir tirer parti avant cette époque de l’aspect subversif d’un Kerouac ; ce sont peut-être là des prémices. Mais c’est bien, me semble-t-il, lorsque la « liberté » est placée au centre de l’idéologie, avec le tournant libéral autour des mandats de Thatcher et Reagan, qu’une collusion entre libéralisme et idéaux libertaires voit le jour – il n’est pas anodin que nombre d’exemples choisis datent de cette époque. La promotion de l’individualisme dans le cadre du libéralisme résume à elle seule le paradoxe : se démarquer par son *individualité* est la norme, le principe même de l’idéologie *dominante*.

      Si je tire à présent les conséquences de ton article et de ce qu’il m’inspire, j’en déduis qu’une contestation efficace du capitalisme, ou de ce que j’ai en tout cas préféré appelé libéralisme, ne peut se faire sans une réflexion sur le concept de liberté – sous peine de ne jamais lui opposer que ses propres principes !

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  3. Eh bien Bruno de L,voyez, comment vous dire ,si j’avais une appétence particulière pour les boissons lactées je dirai que je bois du petit lait .

    J’ai en effet un certain plaisir je le confesse, à entendre une voix d’aujourd’hui née globalement sous l’ère Reagan à soutenir des thèses qui me paraissaient jusqu’alors quantité négligeable chez la majorité des nouvelles générations.
    Il est vrai que ce n’est pas d’aujourd’hui que je peste contre cette récupération de la contre culture par le « système’ néo -libéral.
    J’en ai passé du temps à maugréer contre ces appels effrénés à la consommation débile ivre de matérialités toujours plus grasses et débridées.Déboutonnez-vous qu’ils disaient !Oubliez vos complexes et goinfrez-vous de toutes ces choses qui brillent, dégoulinent,sonnent bipent flashent ou encore vroument.(prononcer vroum)
    Bon vous pensez bien que, dans cet univers de la sacralisation du caprice infantile tenu comme activité suprême de l’esprit humain, la culture dans tout celà devient une chose bien mineure ,épiphénomène incongru d’une époque révolue et ringarde .La culture ? O SEKOICA? On en rirait presque.
    Bon je vais pas trop m’échauffer car les indignations n’ont jamais été mon fort .J’y ai longtemps préféré la dérision, l’humour grinçant qui m’apparaissaient alors comme une arme bien plus redoutable.
    J’en reviens peut être un peu aujourd’hui de la dérision,quand on voit ce qu’elle a produit .Vous savez l’esprit CANAL …
    Ouais je vais pas trop m’échauffer car je vais finir par faire vieux con, pour de vrai cette fois .
    Mais bon allez Monsieur de L , qui que vous soyez (et j’ai quand même une petite idée) soyez remercié de votre prise de position courageuse et sachez que j’y souscris sans réserve.

    Alain (de?)B.

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